Dans un de ses tout derniers livres, L’administration de la peur (2010), Paul Virilio, alors interrogé par Bertrand Richard, revient sur la vitesse comme moteur de la politique, thème qu’il avait abordé dans Vitesse et politique (1977), un de ses premiers livres. Pour lui, le pouvoir moderne implique une vitesse toujours plus grande, et c’est un impératif militaire, ou logistique, que d’être plus rapide que l’adversaire. Si la vitesse présente des avantages pour les plus rapides, ses effets globaux sont dévastateurs puisque l’accélération a remplacé les fétiches de l’accumulation et de l’information. La production en flux tendu, pour ne prendre que cet exemple, repose désormais sur des flux de marchandises qui conduisent à un turbo-capitalisme autodestructeur dans la mesure où la confiance du marché ne peut plus être établie puisqu’elle nécessite trop de temps. Naît dès lors une tendance à l’effondrement où les banques deviennent de plus en plus grosses, jusqu’à ce qu’elles ne puissent plus être renflouées. La vitesse donne un avantage aux plus rapides, ce qui donne une apparence de progrès, mais elle rend aussi le monde de plus en plus invivable.
Here you go, way too fa-a-ast Don’t slow down, you gonna cra-a-ash
The Primitives, Crash (1988)
Il n’y a pas de démocratie, seulement de la dromocratie.
Paul Virilio, Guerre et cinéma (1984)
DE LA VITESSE MÉDIÉE PAR L’AFFECT À LA PEUR
L’impact politique de la vitesse est médié par la sociologie, ou la micropolitique, de l’affect. Pour Paul Virilio, les principaux affects qui gouvernent la société actuelle sont la peur, la panique et l’insécurité. Il ne s’agit plus simplement de sentiments individuels ou de névroses, mais d’effets sociologiques qui sont, en un sens, des réponses proportionnées et rationnelles à une situation réelle. L’accélération incontrôlée et l’instantanéité génèrent une peur panique généralisée au point que la peur soit désormais un environnement, non localisable dans l’espace ou le temps. Dans ce contexte, la peur est devenue une émotion socialement valorisée et elle remplace même la foi comme fondement de la vie sociale.
Paul Virilio insiste sur le fait que la demande de sécurité ne doit pas être considérée comme un délire puisqu’il s’agit d’un effet de la peur et du danger. Cependant, elle est exploitée politiquement ou médiatisée de manière à renforcer les causes profondes de la peur ; les États sont tentés de créer des politiques d’orchestration et de gestion de la peur qui devient ainsi une puissante force de légitimation. La mondialisation a détruit la base traditionnelle de la légitimation de l’État, la fameuse assurance sociale des États-providence qui a été remplacée par une « double idéologie de la santé et de la sécurité » qui constitue une « menace pour la démocratie ». Ce régime fusionne la sécurité (par exemple la vidéosurveillance et le contrôle des déplacements) avec la santé, et remplace l’identité par la traçabilité, où le progrès est remplacé par la survie individuelle. Or les changements politiques qui en résultent intensifient le problème et la peur conduit à une expérience d’occupation, au sens militaire et psychologique du terme : la menace d’un globalitarisme, « le totalitarisme du totalitarisme ».
La peur est devenue une valeur positive, comme le montre la diffusion de pratiques esthétiques, comme en architecture, qui visent à produire un malaise. L’effroi crée « un art qui se survit à lui-même » et un dégoût persistant durablement après la situation elle-même, transformant la peur en un environnement et une culture. La psychose est devenue cosmique à l’ère nucléaire, elle « recouvre désormais le rapport à l’universel » et devient quelque chose de mystique.
Cette peur omniprésente conduit bien souvent à la volonté d’expulser l’autre. L’incapacité à tolérer la présence d’autrui est omniprésente dans les politiques actuelles, qu’il s’agisse d’une minorité ou d’une exclusion diabolisés — musulmans, immigrants, homosexuels — ou qu’il s’agisse de la surprésence menaçante des micro-agressions d’un groupe endogène ostensiblement menaçant, ou encore des tentatives néolibérales de créer des espaces excluant les usagers indésirables. Cette relation à l’autre est souvent mal comprise. Dans l’individualité de masse, l’autre est à la fois excessivement proche, étouffant, et toujours déjà un concurrent, voire un ennemi — comme dans les émissions de télé-réalité telles que Big Brother, où les participants sont contraints à une proximité claustrophobique tout en se livrant à une compétition acharnée. Il ne s’agit pas d’extimité au sens de Jacques Lacan, ni de supplémentarité dans celui de Jacques Derrida ; mais d’un type particulier d’altérité socialement constituée résultant d’une coprésence forcée et d’une compétition darwiniste forcenée.
Par ailleurs, et selon l’anthropologue Nurit Bird-David, il existe trois conditions pour décrire les expériences d’immédiateté : la proximité spatiale, la proximité temporelle et l’absence de représentation. Or le paysage médiatique actuel fournit l’une de ces conditions - la proximité temporelle - tout en bloquant sans cesse les deux autres. Paul Virilio a longtemps critiqué ce qu’il appelle la téléprésence, une forme d’instantanéité découlant des nouvelles technologies de communication. Ces technologies - incluant le divertissement, les médias de masse et la science - sont considérées par lui comme les effets secondaires des modes de vision militaires. La téléprésence s’est fortement développée au cours de la période néolibérale et Virilio estime qu’elle tend à l’élimination de la vision et de l’action humaines. La communication virtuelle remplace la rencontre matérielle par une connexion via des ondes électromagnétiques, jusqu’à ce que finalement, « les programmes… répondent à notre place ». Il existe également une relation étroite entre la téléprésence et la panique puisqu’elle permet à une même angoisse d'être ressentie partout et simultanément. En perte de rythmes à cause de l’instantanéité, la société se sent chaotique et en proie à la panique. La terreur n’est pas simplement un phénomène psychologique car elle bénéficie de l’effet cinétique d’une accélération excessive. Il existe donc un lien entre la vitesse, la téléprésence et la peur. Face à cela, nous pouvons constater une dépendance excessive à l’égard des approches quantitatives de l’avenir avec, par exemple, l’analyse des risques à l’aide d’outils probabilistes. Or, l’obsession quantitative entraîne des effets qualitatifs, une « révolution exobiologique » où l’humanité tente de se protéger de l’existence.
LA DÉMOCRATIE DE L’ÉMOTION : LA PRIVATISATION DU COMMUNISME PAR LE COMMUNISME DE L’AFFECT
Paul Virilio donne un nouveau sens au vieux thème de l’émergence d’un esprit de ruche. Des auteurs comme Kevin Kelly (ancien rédacteur en chef de la revue Wired) ont loué l’émergence d’une intelligence en essaim, un esprit en réseau bien plus intelligent et puissant que n’importe quel individu humain. Mais que se passe-t-il quand un esprit de ruche devient fou ? D’autres auteurs, comme Deleuze et Guattari, ont parlé de l’esprit de ruche en termes d’asservissement machinique, avec l’incorporation des êtres comme de simples composants ou nœuds dans une machine sociale de masse. Les humains sont profondément liés entre eux à un niveau dividuel de réactions émotionnelles instantanées et de micro-choix, et non en tant que sujets ou flux de désir. Par conséquent, l’esprit de ruche remplace toutes les formes de distance critique et de compassion. Comme des PNJ (des personnages non joueurs) dans les jeux vidéo, les êtres ressentent de plus en plus ce que le système leur impose de ressentir, comme dans un esprit de ruche ou triomphe les émotions collectives qui circulent dans le paysage médiatique. Cette situation devient particulièrement dangereuse lorsque les sentiments qui deviennent viraux sont ceux - si courants dans le turbo-capitalisme - de la panique et de la haine. La situation se caractérise alors par un changement qualitatif de l’intégration sociale et, grâce à la téléprésence, on assiste à une « synchronisation des émotions » qui va au-delà de la standardisation plus ancienne des opinions. Virilio avait baptisé ce régime le communisme de l’affect - communiste dans le sens d’être en commun.
Cette forme particulière de communisme conduit à de nouvelles expressions politiques où l’émotion supplante l’opinion pour devenir la base de la démocratie. L’accent est mis sur les réponses instantanées, sans contrôle de la réalité ni même réflexion. L’immédiateté et les décharges émotionnelles déstabilisent l’interaction humaine et la relation, ainsi que le temps réservé à la réflexion. Au contraire, les événements émotionnels favorisent les réponses conditionnées ou les réflexes, créant la « possibilité d’une panique généralisée ». Les personnes au tempérament vif, prisonnières de leurs passions, illustrées par les twitterstorms et autres pile-ons, ont remplacé... celles qui étaient politiquement engagées et cette précipitation constitue « une grave menace pour la démocratie ». Le pouvoir devient alors de plus en plus arbitraire où la loi du plus rapide devient la loi du plus fort, et les urgences émotionnelles ne produisent pas de loi, mais un pouvoir sans loi. De plus, le communisme des affects renforce la peur qu’il est censé canaliser. Sans la possibilité d’échapper à cette humanité unifiée, les individus sont atteints de claustrophobie et de panique. Nous sommes confrontés à l’émergence d’une véritable folie collective, renforcée par la synchronisation des émotions… l’avènement de « la panique généralisée ».
Dans l’événement médiatique extatique contemporain, nous assistons à un retour des orgies émotionnelles décrites dans les travaux du psychiatre Wilhelm Reich (1887-1957) - des effusions massives d’émotions (généralement celles d’une peste émotionnelle motivée par la lutte ou la fuite) qui prennent le pas sur la vie politique. Le fascisme s’est historiquement construit sur la monopolisation des sources de production de l’émotion et par le mise en place d’une ingénierie spécifique à de ce type d’accaparement. Il existe à l’évidence une sorte d’investissement libidinal dans les effusions émotionnelles, la communion intense et les opportunités de désublimation répressive que procurent de tels moments. L’événement médiatique extatique serait-il devenu la plus haute jouissance de la ruche sociale ?
Des échos internationaux nous sont déjà parvenus concernant la généralisation de la peur. Des échos falsifiés d’une Europe en état de siège ont joué un rôle essentiel dans la campagne électorale de Trump en 2015. Il fut d’ailleurs le premier président mème Internet, où dans un contexte d’ironie, de croyance et d’idiotie du web profond, les actions en ligne commencèrent à avoir des conséquences dans le monde réel. L’extrême droite, animée par la peur des étrangers et la haine d’un establishment politique corrompu, est devenue de plus en plus violente. Une série de massacres a révélé un schéma récurrent : un membre de la « population lésée » très angoissé et socialement déclassé ; un investissement libidinal dans la violence et un ensemble de discours à peine plus extrêmes que ceux qui circulent dans les médias conservateurs afin de fournir des pseudo-explications et des boucs émissaires faciles. Le criminel, déjà en dehors de la société, est montré comme un méchant sorti d’un film hollywoodien, et contraint à l’isolement sans contact et à l’effacement dans un trou de mémoire orwellien (en supprimant ses profils sur les médias sociaux, ses écrits, voire son nom) - tout cela dans le but de supprimer les traces d’une subjectivité jugée susceptible de contaminer les autres. Il s’agit d’une logique contre-insurrectionnelle désormais étendue à la droite modérée, mais également disponible contre la gauche puisque des pays comme l’Italie et la Russie l’ont déjà utilisée de cette manière. Dans son objectif déclaré, cette logique est désespérément inefficace comme le montrent l’échec des guerres américaines en Irak et en Afghanistan et la montée de l’État islamique ; cependant, elle persiste comme cathexis sadique passif agressif. L’esprit de ruche veille et le fait de ne pas montrer la bonne réponse émotionnelle par des expressions personnelles sur mesure est considéré comme une sympathie pour l’agresseur, et donc comme un risque. Le crédit social à l’Occidental…
Les paniques morales ont été une des caractéristiques majeures de la politique anglo-américaine depuis les années 1970, et ont été récemment décrites comme tendant vers un état de panique permanent. Cette panique latente et répétitive se fixe sur de nouveaux objets, générant une politique autoritaire et populiste récurrente. Une série d’attaques au couteau a déclenché une panique morale au Royaume-Uni. La cause était pourtant due aux répressions précédentes : les activités de la police dans les grandes villes ont poussé les trafiquants de drogue vers les petites villes et les a conduits à des guerres de territoire. Le gouvernement a réagi en réclamant davantage de places de prison, des restrictions draconiennes pour les jeunes accusés et davantage de contrôles et de fouilles, prétendant vouloir inverser la peur : « Nous devons inverser l’équilibre de la peur », a pu s’exclamer le ministre de l’Intérieur anglais à la BBC en 2019, « Je veux que les criminels aient peur, pas le public ». L’ironie veut que la plupart des perquisitions aient été effectuées chez des personnes qui se révélèrent être innocentes. La boucle de rétroaction cybernétique, médiée par les paniques morales, est, au contraire, autorenforcée où les effets néfastes de la répression alimentent de nouvelles répressions.
Pendant ce temps, les personnalités politiques continuent de colporter les mêmes peurs anti-immigrés qui animent l’extrême droite. Des millions de personnes sont détenues dans des camps de concentration aux confins de l’Europe et de l’Amérique ; des milliers de personnes meurent à cause du durcissement délibéré des frontières. Au Royaume-Uni, le parti conservateur, dont les politiques d’austérité ont tué des dizaines de milliers de personnes, sait utiliser Internet et les journaux de droite continuent de diffuser des contrevérités racistes sans interruption. On ne peut que conclure que c’est la marginalité des cibles, et non leur dangerosité ou leur extrémisme, qui les désigne à la persécution. Dans les années 2000, la droite anglaise a été séduite par ce modèle avec l’islamophobie et la peur du crime. Aujourd’hui, la gauche est séduite de la même manière par le communisme des affects, cette communauté d’émotions synchronisées. Virilio l’affirmait :
« Le socialisme n’a pas trouvé sa relation avec l’individualité postmoderne ».
Au milieu du déclin hégémonique américain, la Chine pourrait émerger comme le nouvel hégémon, avec un modèle fortement infléchi par le contrôle cybernétique. Le système de crédit social - dans lesquels l’accès aux aménités sociales est conditionné par un score qui peut être affecté par une déviance mineure, des commentaires en ligne, et même les actions et les commentaires de ses amis - est déjà en cours de déploiement, ainsi que l’identification biométrique et les caméras de reconnaissance faciale. La Chine a longtemps été coupée d’Internet. Selon un rapport de l’ONG américaine Freedom House daté de 2018, la Chine exporte désormais ces technologies de surveillance dans le monde entier, créant ainsi un État policier mondial. Les extrêmes dystopiques du modèle chinois se trouvent dans la région réfractaire du Xinjiang, où la vidéosurveillance, les détecteurs de métaux et la surveillance d’Internet font partie intégrante des contrôles de police, avec des fouilles de téléphones portables et d’autres mesures répressives dans un État policier cybernétique sans précédent. Les personnes signalées comme suspectes disparaissent dans des camps de rééducation qui compteraient aujourd’hui plus d’un million de personnes et qui sont pour la plupart des jeunes issus des milieux précaires. Avec cet appareil de terreur en place, l’État chinois s’attaque à certains aspects de la culture islamique et ouïgoure, en démolissant des mosquées, en interdisant le port de la barbe pour les hommes, les noms ouïgours, en imposant la consommation de porc ou des serments publics de loyauté. À chaque orgie émotionnelle, chaque État mondial annihile une partie des droits pour se rapprocher du cauchemar du Xinjiang. Combien de crises faudrait-il pour que chaque pays devienne un Xinjiang ?
CONCLUSION
Paul Virilio a pu suggérer plusieurs pistes pour une éventuelle résistance. Dans ses premiers livres, il aura milité en faveur des mouvements écologiques comme contrepoint à l’endocolonialisme. Une autre de ses propositions est inspirée de travaux antérieurs pour résister à la chronopolitique universelle par une chronodiversité devant être comprise comme la valorisation des durées multiples. Les marchés boursiers à grande vitesse nient aujourd’hui les autres vitesses ; nous avons brisé la mélodie qui s’appelait la vie en commun au profit du communisme des affects. La chronodiversité nécessite des pratiques de ralentissement, ainsi que la création d’un espace-temps qui accueille toutes les durées. Dans L’administration de la peur, sa proposition principale reste l’analyse critique et il en appelle à la révélation et non à la révolution. Nous pourrions nous demander de quelle révélation il s’agit. En suivant la pensée imagée de Virilio, la résistance à la catastrophe écologique imminente, que provoque l’accélération du turbo-capitaliste, implique de révéler au grand jour l’inefficacité du pouvoir affectif, du communisme des affects de type identitaire, et soutenir la critique des inégalités ainsi que la lutte géosociale.