Arnaud Sompairac a une double formation d’architecte et de philosophe. Il est enseignant depuis vingt-cinq ans et maître-assistant à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris Val-de-Seine. Il a fondé son agence d’architecture en 1989 grâce à laquelle il exerce principalement son activité dans le domaine de la scénographie d’exposition, de la réhabilitation d’espaces publics et de petits équipements culturels. Il a dirigé plusieurs recherches et édité de nombreuses publications critiques d’architecture et d’urbanisme.
1. 
À bien y réfléchir, l’histoire du Vivant semble de part en part traversée par la question de l’accident, sous l’espèce de la série des extinctions successives, l’actualité sait nous le rappeler. Ceci est particulièrement patent à propos de l’extinction des dinosaures, probablement liée au choc d’une grosse météorite ou à une série d’éruptions volcaniques, non moins soudaines.
2.
L’histoire des sciences n’est pas moins marquée par la question : elle la rencontre lorsqu’il s’agit avec les paléontologues de « profiter » d’une catastrophe géologique comme celle du Rif africain, pour rencontrer les premiers hommes, ou avec les astronomes, de découvrir, au hasard d’une installation de radiotélescope, les premières figures de l’Univers, d’il y a plus de 13 milliards d’années.
3. 
Connaissance et accident ? Le rapprochement s’opérerait encore sans peine, s’agissant de constater comment les processus de rupture épistémologique ont fabriqué les grandes étapes de la connaissance, dans tous les domaines scientifiques.
4.
Ces trois cas illustrent l’importance, sinon de l’accident, de l’irruption d’un renversement ou d’un bouleversement, tant dans la dynamique de l’Évolution que dans sa compréhension. Et nombreux sont ceux qui pensent à l’apparition de la vie même comme relevant également d’une circonstance absolument singulière, accidentelle.

Dans l’histoire de la pensée, la crise, enfin, de par son étymologie même, de par l’usage kantien qui peut en être fait, est radicalement corrélée à la connaissance.
Nous partirons de ces présupposés pour observer l’espace muséal comme un espace public de la connaissance, et à ce titre l’espace (idéal) d’une mise en crise nécessaire. De ce point de vue, on pourrait parler (en extrapolant un peu) du Musée de l’Accident comme la mise en abyme de la forme muséale même.
Or le musée a ceci de singulier comme lieu pour la connaissance, c’est qu’il est… précisément un lieu. À ce titre, la spatialité y joue un rôle majeur, y compris pour la dimension cognitive.
La mise en crise spatialisée, voilà ce qui nous intéresse, pour convoquer la dimension accidentelle du musée. Nous le ferons à partir de 3 images :
Une exposition « l’alphabet » à Amsterdam en 1999 (Kossmann-Dejong, architectes)
Exposition « l’alphabet » à Amsterdam en 1999, Kossmann-de Jong , architectes.
Dans cette grande exposition amstellodamoise d’il y a plus de vingt ans, voici le paysage intérieur de l’une des séquences de l’expo. Au centre trônent 3 grands socles vitrés — des vitrines — accueillant de précieux manuscrits médiévaux. Les manuscrits nécessitent le plus grand soin, et en particulier le contrôle de leur ambiance thermique et hygrométrique.
Dès lors, on a installé ces gaines de soufflage qui permettent cette ambiance. Mais au lieu de masquer ce que d’ordinaire on masque, pour laisser vivre une œuvre dans une représentation de sa préciosité — protection vitrée, velours noir, lumière tamisée, grande plage vacante tout autour — on l’affiche. Dès lors, on peut en être sûr, les visiteurs seront sans nul doute attirés par cette curieuse installation, assurément détonnante, paraissant inachevée. Car on a précisément intubé ces œuvres, pour indiquer leur caractère précieux.
La scénographie critique ici les codes de la représentation muséale du précieux et de la mise à distance révérente, pour mieux pointer le travail de la présentation, tout en formulant une proposition esthétique forte. Elle permet au visiteur de voir l’œuvre, parfaitement, et de voir aussi le processus de sa conservation et de sa mise en exposition.
Une exposition « les maîtres du désordre » au Musée du Quai Branly en 2011 (Jakob-MacFarlane, architectes)
Exposition « les maîtres du désordre » au Musée du Quai Branly en 2011, Jakob et MacFarlane, architectes.
Le thème de cette exposition d’ethnographie prête bien sûr à une expression qui semble ici chaotique, et qui l’était réellement de part en part. Cependant, comment ce chaos est-il produit ? Et bien, nous le devinons, en regardant la mise en œuvre technique des cimaises, socles et vitrines de l’exposition : on a utilisé une technique absolument classique de l’architecture d’intérieure contemporaine, la plaque de plâtre, mâtinée d’une technique plus ancienne : le staff. Les plaques de plâtre de parement, qui sont faites pour produire des surfaces lisses, homogènes, continues, sont ici détournées pour en faire des surfaces brisées, interrompues, saillantes et piquantes. Les fourrures (armatures) habituellement cachées sont ici au contraire révélées dans une dimension constructive archaïque.
On transpose la thématique de l’exposition dans le vocabulaire spécifique de l’architecture (intérieure), en utilisant un moyen spécifiquement scénographique. Dans le même temps on met à nu (il faudrait s’interroger sur l’accident et la question de la mise à nu) les techniques de fabrication d’une exposition et on amplifie une image chaotique, faite de juxtaposition, de montré-caché suggestif, laissant entrevoir le squelette et la peau dans le même temps, puisqu’il est question de corps, avant tout. L’impression est subliminale sans doute, mais elle permet une immersion affective forte pour amplifier intimement le savoir du désordre dont il est ici question.

Le Musée de la Grande Guerre de Meaux, 2015 (Christophe Lab, architecte)
Musée de la Grande Guerre de Meaux, 2015, Christophe Lab architecte.
En introduction comme en conclusion de cette exposition permanente dédiée à la Première Guerre mondiale, l’on voit ces curieuses vitrines formant sas le long desquelles le visiteur est amené à entrer et sortir de l’expo. Ce faisant, il marche, dans le même temps que ces soldats qui vont à la guerre, la fleur au fusil, ou qui en reviennent, éclopés.
Dans le même temps, l’on comprend comme la Guerre a été vécue comme un évènement pris entre deux marches, et entre le désir d’en découdre et sa radicale aberration. Tout cela pour rien, rien qu’une boucherie pourrait-on dire, ou une transformation des corps.
Au-delà de cette signification, qui se donne à vivre dans l’espace par — à nouveau — une sorte d’intimité entre visiteurs et soldats, à la même échelle et en parallèle, la mise en scène se propose encore de faire sortir les soldats de leurs vitrines, comme pour renforcer cette empathie nécessaire.
La sortie de quelques soldats (dont on a ôté les vrais uniformes pour seulement les représenter) nous convie à toucher, à voir, et aussi à briser la mise à distance muséale ordinaire, tout en la désignant comme telle. Invite, comme les précédentes, à s’interroger sur ce qu’est une œuvre, dans un musée ; invite questionnant la distance entre celui qui regarde et ce qui est vu ; invite sur la fabrication d’un milieu commun entre le visiteur et l’œuvre : autant d’éléments affectifs à nouveau pour amplifier l’intelligence de la visite, tout en évitant le pathos, grâce au sourire.
Les soldats qui sortent des vitrines sont vivants, on vous l’assure, et d’ailleurs ils se rebellent. Voyez comme ils sont conquérants, ils franchissent même la frontière muséale.

You may also like

Back to Top