L’explosion au port de Beyrouth le 4 août 2020*, qui a fait un nombre considérable de morts et de blessés, détruit une grande partie de la capitale libanaise, qu’en fait-on ? De quoi est-elle le signe ? Dans quelle suite s’inscrit-elle ? Quels affects se trouvent suscités ? Qu’est-ce qui se transforme, à partir de telles dévastations, sidérations, souffrances, interrogations, accusations ? Les accidents sont des événements qui orientent, réorientent, désorientent. Qu’est-ce qui se passe avant, avec, après l’accident ?
Comme dans tout événement qui surgit, l’accident est à la fois rupture et enchaînement, contribuant à déplacer le regard pour donner à voir. Hannah Arendt soutient que c’est l’évènement qui éclaire son propre passé bien plus que son propre passé ne l’expliquerait**. Il apparaît comme un fait spontané à l’égard de la série qui le porte, mais une fois produit, il jette sur elle une lumière qui le rend intelligible. Ainsi l’accident s’inscrit dans une sorte de détermination paradoxale à rebours, à la fois résultante d’un enchaînement de causes et autonomie relative eu égard à ce qui le précède, pouvant anéantir ou susciter des impulsions nouvelles autour desquelles d’autres faits et d’autres évènements vont s’organiser et s’ordonner. Quel fil tirer puisque tout semble se passer comme si ce n’est pas seulement l’histoire qui fait l’accident-événement ou qui l’« amène », mais l’accident-événement qui crée l’histoire. Comme une révélation de l’impact de conséquences intentionnelles ou non, mettant en demeure d’exister.
Il y a plus d’un récit de l’accident. Il y a l’accident qui survient brutalement, mais aussi l’accident-fêlure (crackup chez Scot Fitzgerald), décrit à la fois comme moment critique et comme une série de craquellements silencieux jusqu’à une éventuelle ligne de fracture et une rupture d’équilibre, qui s’inscrit dans le devenir d’une histoire de lieux et de vie. La thèse de l’accident intégral*** développée par Virilio déplace radicalement le sens de l’accident arrivant par un hasard malencontreux. Il s’agit d’une épreuve civilisationnelle des sociétés industrialisées. Qu’en est-il désormais à l’échelle de la planète Terre ? Le récit de l’Anthropocène, renommé aussi Capitalocène****, comme nouvel âge géologique de la Terre, est marqué par l’impact majeur et néfaste des productions humaines sur la planète et ses écosystèmes, rendant incompatibles anthropisation et vie par un emballement hostile et mortifère qui gagne du terrain. En effet, avec les accidents techniques, partout prolifèrent les ségrégations, les pauvretés, les pollutions, la haine de l’autre et de soi, l’épuisement des personnes et des milieux de vie. Il est grand temps de repenser le sens des installations humaines et de la communauté biopolitique de destin terrestre. C’est dans ce cadre qu’un Musée de l’accident prend sens pour exposer à ce à quoi nous nous exposons sans y prendre garde, des événements anthropocéniques dont l’évidence les rendrait acceptables…
* Memory Box, film de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, sorti en 2021.
** Hannah Arendt, « Compréhension et politique » [1953], Esprit, 6, 1980, p.75 ; La nature du totalitarisme, Paris, Payot, 1990, p.61.
*** Paul Virilio, L’accident originel, Paris, Galilée, 2005.
**** Cf. Jason W. Moore (ed.), Anthropocene or Capitalocene?: Nature, History, and the Crisis of Capitalism, PM Press, 2016
** Hannah Arendt, « Compréhension et politique » [1953], Esprit, 6, 1980, p.75 ; La nature du totalitarisme, Paris, Payot, 1990, p.61.
*** Paul Virilio, L’accident originel, Paris, Galilée, 2005.
**** Cf. Jason W. Moore (ed.), Anthropocene or Capitalocene?: Nature, History, and the Crisis of Capitalism, PM Press, 2016