Viana Conti
Critique d’art et commissaire d'exposition

Finissage, 19-20-21 novembre 2021 
17e Exposition internationale d'architecture - La Biennale de Venise, organisée par Hashim Sarkis centrée sur la question : How will we live together?/ Comment allons-nous vivre ensemble ? 

A Roof for Silence/Un Toit pour le Silence - Hommage à Paul Virilio, Hala Wardé, architecte et commissaire

Traduction : Bernard Messmacker
Des architectes et des urbanistes, des philosophes et des chercheurs, des horticulteurs et des botanistes, des anthropologues et des sociologues, des pédagogues et des agitateurs, des auteurs de science-fiction et des éditeurs venus d'Europe, d'Israël, du Moyen-Orient, de Grande-Bretagne et du Maroc, se sont réunis à Venise pour matérialiser, sur l’horizon de la lagune, le Museo dell’Incidente (Musée de l’Accident), aussi paradoxal qu’opérationnel, conçu par Paul Virilio avec un projet supervisé par Hala Wardé et le collectif du Musée de L'Accident Paul Virilio.
Noi, eredi e successori di Paul Virilio, figli dell’iper-accelerazione, non vogliamo più essere solo testimoni o vittime. Rifiutiamo la banalizzazione dell’incidente. La sua cancellazione. Esponendolo, esponiamo la radice dell’umano. […] Vogliamo un MUSEO DELL’INCIDENTE che sia spazio architetturale dell’inabituale, dell’inverosimile, dell’inatteso...luogo di PAESAGGI EVENEMENZIALI.
*
* Sophie Virilio, extrait du Manifeste :

Nous, héritiers et successeurs de Paul Virilio, enfants de l’hyper-accélération, nous ne voulons plus être seulement des témoins ou des victimes. Nous refusons la banalisation de l’accident. Son effacement. Parce que l’accident est à la racine de l’humain, nous voulons l’exposer. Nous voulons un MUSÉE DE L’ACCIDENT qui soit un lieu d’apprentissage, d’enseignement et de recherche. Nous voulons un MUSÉE DE L’ACCIDENT qui soit l’espace architectural de l’inhabituel, de l’invraisemblable, de l’impromptu.
Une architecture où l’on pénètre comme dans une crypte. Une muséographie cinématique, dynamique, qui analyse l’accident pour faire émerger une intelligence nouvelle. Un lieu où il n’y a plus ni collections ni cimaises portant des œuvres graphiques ou photographiques, mais des PAYSAGES D’ÉVÉNEMENTS.
Une muséographie qui donne à voir la PROFONDEUR DU TEMPS de l’accident.
Un musée où le dromos relie des phénomènes, plus que des salles d’exposition.
Pas de défilement de visiteurs ; dès le seuil, un déséquilibre. Perte de certitudes, d’habitus. Un espace de possibles. Sous nos pieds, un sol où l’on ne marche pas, mais que l’on gravit. Autour de nous, un espace fait D’ENTRE-DEUX ouvrant sur L’HORIZON NÉGATIF de l’accident.
Nous voulons un MUSÉE où la substance de l’accident est révélée.
Nous voulons un MUSÉE DE L’ACCIDENT qui soit une LEÇON D’ÉTHIQUE.
C’est une Venise parfois dorée par le soleil de novembre, parfois enveloppée d'une brume nacrée, qui forme le cadre des journées du finissage de la 17ème Exposition internationale d'architecture de la Biennale de Venise, organisée par l'architecte, enseignant et chercheur libanais Hashim Sarkis. Ce fut précisément au cours des journées allant du 19 au 21 que vint s’ajouter un nouveau et intense chapitre à l'histoire du Museo dell'Incidente/Musée de l'Accident, conçu par Paul Virilio et mis en œuvre de manière virtuelle par un groupe de chercheurs, sous la conduite éclairée de Sophie Virilio, sa fille, femme écrivain, et de Hala Wardé, l'architecte franco-libanaise, collaboratrice de Jean Nouvel.
C’est à cette figure éthique et fabuleusement prophétique d'urbaniste, d'écrivain, de penseur et de créateur d'antiformes en peinture que Hala Wardé a dédié non seulement le Pavillon du Liban Un Toit pour le Silence/A Roof for Silence, dont elle a été l’architecte et la curatrice dans les salles des Magasins du Sel sur les Fondamenta delle Zattere (Quais des Zattere), mais aussi la promotion d'un atelier international in progress, fait de débats, de séminaires et d'interviews, systématiquement enregistrés et filmés par l'Atelier de recherche temporelle, par les soins de l'architecte Jean Richer. Les gestes rituels de fondation du projet consistèrent dans le lancement de la première pierre en mer à La Rochelle, le 1er avril 2021, l’affichage et la diffusion d’un tract à Venise le 21 mai, qui fut suivie, le 22, par le voyage de la deuxième esquisse du musée, enfermée dans une bouteille, que l'architecte Virginie Segonne a confiée aux courants des marées vénitiennes.
Face à un Paul Virilio qui attribue à l'Accident, en tant que stimulateur de la conscience, la vertu de révéler la substance, que répondrait Jean Richer lui-même, théoricien d'une refonte temporaire des espaces urbains et ancien élève de Virilio ? « Pour s’exprimer simplement, il suffit d'observer un enfant qui, après une chute de vélo, contemple sa blessure : il est fasciné par l'émergence de la chair vive. Vous comprenez sûrement que c'est la substance même de son corps qu'il voit - ce dont il est fait - au-delà des simples apparences d'un reflet dans un miroir. Un chirurgien qui opère un patient ne subit pas la même fascination, car l'action médicale est programmée. La révélation implique donc l'inattendu. Pour ma part, je pense que l'accident est une ressource immatérielle ».
En collaboration avec le Pavillon libanais et HW Architecture (Paris), au cours des journées du finissage vénitien, le comité du Musée de l'Accident, en présence de Roberto Cicutto, le nouveau président de la Biennale, nommé par le ministre Franceschini, ouvre un séminaire destiné à 33 invités internationaux, portant sur l'analyse de la substance de l'accident et de la recherche de cette nouvelle intelligence que Virilio n’a cessé de poursuivre à la lumière de son Musée à venir, intentionnellement paradoxal, pouvant éventuellement occuper des sites multiples. Dans le cadre de la Royale et mythique Società Canottieri Bucintoro delle Zattere, la composante maritime du « fanta-musée », a lieu le dîner convivial Venise Verte et le déjeuner Un monde qui survient, placés sous le signe de l'horticulture et d'une interaction entre des savoirs biogénétiques-ethniques-environnementaux, organisés par le chef-anthropologue Yassir Yebba, dont la devise, en français, est commencer par la fin/commencer par la faim. Une pause de méditation, les lumières étant éteintes, accompagne l'intervention sur les Images mentales d’Ethel Buisson, pédagogue et ancienne participante aux séminaires de Virilio.
L'événement vénitien est également propice à la présentation du Cahier Paul Virilio portant le titre « Dromologie-La vitesse, c'est l'état d'urgence 01 ». Certains membres du comité de rédaction assistent à la riche manifestation vénitienne. C’est ainsi qu’est garantie la présence, par téléconférence, de Stéphane Paoli, brillant journaliste et auteur du film sur Virilio en 2008, Penser la vitesse/Pensare la velocità et Jean-Pierre Giovanelli, artiste-architecte, « substantiel, jamais virtuel » selon Virilio lui-même. On profitera aussi, au cours de l’éclairant et savoureux repas, de la présence d’Ines Weizman, chercheuse au Royal College of Art de Londres. Un « accident de programmation » significatif, qui s'inscrit, de manière transversale, dans le contexte des événements sur le Musée Virilio, est représenté par la visite de l'exposition Claudio Costa-Hermann Nitsch. Le Voyage dans l'Ancestral, à la galerie Michela Rizzo. La photo de la plaque et de l'affiche de la galerie, signée par Sophie Virilio, devient un document inattendu pour une exposition dans laquelle le voyage anthropologique de Costa (Work in regress - Travaux en régression) interagit avec l'actionnisme catharsique viennois/Wiener Aktionismus d'un Théâtre des orgies et des mystères/Das Orgien Mysterien Theater.
En faisant appel à toute son imagination neuro-esthétique, en pleine harmonie avec le chercheur britannique et ami de l'artiste Balthus, Semir Zeki, Hala Wardé dit percevoir le musée davantage comme « une apparition » que comme une construction. Mise au défi par la soussignée de parvenir à créer un projet horizontal, envisagé dans une optique rhizomatique, qui évolue en se déconstruisant lentement, à mesure d’homme, Wardé répond en citant Virilio, qui considère « l'horizon c’est comme le littoral des apparences ». À chaque fois que l’on reprend le discours sur la structure physique, mentale, socio-idéologique, géopolitique du Musée de l'Accident, en acronyme MA, c’est, du point de vue visuel, sa dimension épiphanique, révélatrice, au sens étymologique grec de dévoilement, qui provient directement du mot apokálypsis, qui se matérialise.
À propos d’expériences visibles de la pensée et d'un Arte rivelazionaria/Un Art Révélationnaire, Paolo Fabbri a parlé du « Goût de Paul Virilio pour la pénultième parole », en utilisant cette expression comme titre de son essai dans le cahier 01 de « Dromologie », de la page 133 à la page 139. Penseur immense de l’écriture et de l’architecture, aussi bien du point de vue du contenu que des formes, Paul Virilio - fils d'un Italien communiste, d'origine génoise, ayant émigré en France et d'une catholique bretonne - en ayant recours à une hybridation, inspirée de Derrida, des termes révélation et révolution, change imperceptiblement leur devenir, comme en conviendraient ses amis Deleuze et Guattari, les célèbres auteurs de « Mille Plateaux ». « Théoricien de l'architecture oblique, composée d'espaces intérieurs sans solution de continuité, par la concaténation de plans obliques et horizontaux, Virilio a construit une église-bunker (Sainte Bernadette de Banlay) à Nevers avec Claude Parent », poursuit Paolo Fabbri dans ce même essai, qui a influencé certaines stars de l’architecture moderne comme Jean Nouvel. La Fonction Oblique est une tendance stratégique qui vise à se soustraire à l'opposition verticale et horizontale, un idéogramme qui l'a conduit, pas à pas, à son contraire: la dématérialisation contemporaine des virtualités ».
Le paradoxe auquel il est fait référence est celui d'un urbaniste/philosophe clairvoyant et prophétique - un phénoménologue s’étant formé aux leçons de Merleau-Ponty et à la théorie des catastrophes de René Thom - qui, avant son décès, le 10 septembre 2018, à Paris, a conçu un musée suspendu entre apparition et disparition, qui est l’aboutissement critique de la dimension néfaste de l'accélération technologique que l'on nomme insidieusement « progrès ». Précurseur d'une globalisation de l'accident, d'une panspermie révolue ou futuriste des galaxies, de cette pandémie planétaire, générée grâce aux vertus d’une proximité phylogénétique, par un saut viral de l'animal à l'homme, telle que nous la vivons dramatiquement aujourd'hui, Virilio nous invite à prendre conscience, de manière attentive et responsable, de ce qui va arriver, un avertissement suscité par ce Ce qui arrive, qui est également devenu le titre d'une de ses expositions à la Fondation Cartier pour l'Art Contemporain à Paris, illustrée dans une publication d'Actes Sud, 2002.
Le 14 novembre 2021, cinq jours seulement avant la rencontre à Venise en vue de la clôture officielle de la Biennale et, par conséquent, du Pavillon libanais, Etel Adnan décéda à Paris: la poétesse-artiste libano-américaine qui avait consacré à Olivia - Déesse méditerranéenne des oliviers ses seize tableaux ronds ensoleillés, présentés dans la structure octogonale lunaire signée H. Wardé, sous un symbolique toit hémisphérique blanc. En disséminant, dans l'obscurité, des bougies allumées sur le parcours cérémoniel de l'exposition, la commissaire d’exposition rend un double hommage aux Antiformes de Virilio et à l'œuvre d'une grande femme qui s'est dépeinte dans l'aphorisme J'écris ce que je vois, je peins ce que je suis. Après la diffusion audio des propres paroles d'Etel Adnan, extraites d'une interview, c'est la voix d’Hala Wardé qui procède à la lecture, en français, d'un poème tiré du recueil Night, une lecture qui est immédiatement reprise, en anglais, par la voix de Michael Holbrook Penniman Jr, le chanteur-compositeur libanais, naturalisé britannique, plus connu sous le nom de Mika : un témoignage émouvant qui redonne la parole à la chanson, la peinture au geste. A Roof for Silence devient ainsi l'autel vénitien d'une culture sans frontières, d'un espace sans temps. 
Un Musée de l'accident est appelé à façonner l'espace, non seulement à partir du déploiement du potentiel perceptif, cognitif, psycho-physique et neuro-esthétique du corps, mais aussi à partir du corps à corps du sujet humain avec les dispositifs matériels et immatériels que son imagination prométhéenne a mis en circulation. On ne peut que faire référence à ces moments clés de la révolution industrielle, où la figure du machinisme prend progressivement forme par la production d'objets et d’engins qui répondent aux besoins induits par le système, comme l'a théorisé Agnès Heller. Face à la subordination de l'homme aux machines qu'il a créées et qui tendent, au fil du temps, à conquérir leur propre indépendance, en altérant de manière irréversible l'environnement et la possibilité de vivre sur la planète, Günther Anders, le premier mari de Hannah Arendt, intervient dès 1956 avec son texte « L'homme est dépassé. Considérations sur l'âme à l'âge de la seconde révolution industrielle ». Dans cet essai se dessine cette condition de honte prométhéenne qui exprime le fossé angoissant se créant entre l'homme et ses produits, la perte d'un rapport synchronique avec son devenir existentiel, dans lequel les fins sont échangées de manière irresponsable contre des moyens. Sous l'effet des persuaseurs occultes des médias de masse, de la propagande subliminale, de la virtualisation technologique de la réalité, des processus de désubjectivisation de l'humain et d'humanisation de l'objet-fétiche de consommation, émerge ainsi cette socialité de l'apparence, cette spectralité généralisée qu’examine également le socio-philosophe allemand Georg Simmel.
Virilio, architecte-artiste, n’exige pas de l'esthétique contemporaine, dans toutes ses expressions, qu’elle soit révolutionnaire, mais seulement de révéler tout le potentiel, l’intensité de l’être humain, dans le contexte d'une planète qui l'accueille, l'accompagne, le soutient dans sa parabole vitale. Il ne demande pas aux architectes-artistes de dessiner la carte d’une fin du monde annoncée, mais d’en exprimer le côté inexploré, impensé, visionnaire, surprenant, d'enregistrer ses tremblements, ses secousses, ses risques, afin de prévenir ses moments de crise. L'asservissement à la télé-distance ?, à l'accélération, à l'instantanéité du temps réel, à l'immersion totale dans les images virtuelles de la télévision, du téléphone portable, de l'ordinateur, des photogrammes du film, nous a rendus aveugles à toute réalité extérieure.
La vision de l'accident qui est celle de Sophie Virilio prend ses distances du moment spectaculaire pour saisir plutôt son devenir, en quelque sorte l'histoire d'un roman qui ne peut pas être écrit, qui est peut-être susceptible d’être vécu comme un « obscur pressentiment ». En tant que femme écrivain, son approche de l'accident prend la forme d'un récit au ralenti, qui prend son temps d'une scène à l'autre, en spatialisant et en déterritorialisant la forme narrative, dont les interstices sont ainsi dilatés jusqu'à le transformer en une antiforme. Pour sortir de l'abstraction, elle entend faire de l'accident un sujet dont les appareils perceptifs et sensoriels modèlent structurellement son apparence métascénique. Sa conviction est que la fiction narrative, qui éloigne les uns des autres les moments réels de l'accident, est beaucoup plus proche de la réalité que le document dit objectif, la photographie et la vidéo. Les prédictions des romans d'Aldous Huxley sont là pour l’enseigner. . Faire entrer l'accident au musée, c'est comprendre sa trajectoire, sa ressource fictionnelle et immatérielle. L'accident nous a précédés et nous survivra et, comme le suggère Paul Virilio « il faut commencer par la fin ou, autrement dit : aller vers notre jeunesse », pour le comprendre.
« J'imagine un Musée de l'accident - conclut Sophie Virilio - comme un acteur hors scène, le protagoniste d'un roman qui, en se présentant au public, commence à se déconstruire lentement, sensoriellement, progressivement, en adoptant, dans sa mutation, des apparences hybrides, sous-humaines, extra-terrestres, astrales, animales et végétales »
Faire entrer l'accident au musée, c'est comprendre sa trajectoire, sa ressource fictionnelle et immatérielle. L'accident nous a précédés et nous survivra et, comme le suggère Paul Virilio, il faut commencer par la fin ou, autrement dit : aller vers notre jeunesse, pour le comprendre.
Série photographique d’Ethel Buisson (2021)

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